dimanche 19 juin 2016

Les zombies, ça se propage! J'ai mis du temps à taper ça (au lieu de m'enfuir devant "l'invasion" dont on s'inquiète dans d'autres fils), alors je le lègue ici à l'humanité…

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Le critique Jean- Baptiste Thoret (par ailleurs rédacteur dans Charlie Hebdo, tiens! - c'est lui qui a perçu aux USA la récompense pour la liberté d'expression décernée par le Pen Club) "estime qu'il existe un zombie par décennie"… Il serait intéressant de remonter un peu dans le temps, dans l'esthétique et la politique zombiaque.

On pourrait partir du "White Zombie" de V. Halperin (1932) le tout premier, histoire d'emprise vaudou en plein New-York, ou plutôt de "I walked with a zombie" de Jacques Tourneur (1943), qui se passe en Haïti: ces films anciens font du zombie ce qui rode aux franges obscures du monde brillant, raisonnable et civilisé - un versant "noir", magique et surnaturel. Mais le zombie y est alors encore un phénomène de lisère (inconscient, espace colonial…), une a-normalité, que l'on rencontre sur son turf, qui peut étendre une emprise, mais qui ne s'invite pas chez vous, en pleine lumière.
C'est ce que la fin du XXème siècle, et la suite, va changer radicalement: le zombie c'est ce qui arrive, il approche, il rôde autour de votre maison, non, il veut entrer, non, il casse la porte, et le voilà, non, plutôt, et c'est pire, LES voilà…

Parce que le zombie est le nombre. Il est l'autre de moi-vivant (puisque mort-); mais il est surtout Les autres, la masse des autres. Et cette altérité démultipliée, mais ramenée à une uniformité (même état morbide, même désir obtus, même absence de possibilité de raisonner un zombie, tous les zombies!) est ce qui fait peur : le zombie c'est l'Autre radical qui est en moi quand je n'ai plus le liberté; il m'effraie parce qu'il ne peut être, par mon regard, que déshumanisé; parce qu'il n'a pas besoin de vraiment conceptualiser ses besoins qui sont effectifs et "réels"; parce qu'il n'a pas même besoins d'être pleinement conscient d'un processus, pour y participer absolument, collectivement. En fait, le zombie est une forme humaine qui semblet absolument privée de liberté: il ne pourrait pas ne pas faire ce qu'il fait, et c'est de réaliser cela qui nous le rend si effrayant - je suis obligé de le réduire à quelques traits, parce que ce sont ceux qui sont évidents, et ce sont d'ailleurs les seuls qui m'importent: il veut (me) manger!

Pour s'en tenir d'abord au papa et pape du genre, Georges Romero:

1968: "La nuit des morts vivants" est évidemment traversé par la question des minorités et des mouvements sociaux aux USA - son héros est noir, et lutte pour survivre contre une société close et mimétique, autant celle des survivants wasp pleins de préjugés que des zombies contagieux (les mécontents agressifs). Il meurt à la fin, pris pour un zombie et tué par un policier.

1978 "Zombie/Dawn of the dead" est plus explicite encore, et élargit la focale au monde, et à l'anthropologie: l'épidémie commence dans un sous-sol d'émigrés clandestins jamaïcains, dont les morts se relèvent. Le zombi étant lié à l'esclavage, c'est comme si l'Afrique qui se vengeait contre ses exploiteurs occidentaux, en les contaminant, et en ramenant à une primitivité refoulée. C'est logiquement que la suite du film se déroule dans un centre commercial, lieu d'un consumérisme "civilisé" qui en fait reflète la faim dévorante des brimés de la modernité et du tiers-monde - le supermarché sera envahi, d'abord par des hells-angels, figure de la tentation de l'anarchie armée, puis ultimement par les zombies. Le héros (flic et noir encore) et une femme (blonde, enceinte) s'enfuient dans un hélicoptère dont le réservoir d'essence est presque vide.

1985: "Day of the Dead": très curieux film, où les zombies ont "gagné" par le nombre, et où l'humanité civilisée, retranchée dans des bunkers se réduit à des soldats et des scientifiques, qui cherchent comment survivre, c'est à dire comment "vivre avec" les zombies, en en tirant utilité et profit! A la fin, tout le monde sera mangé: les efforts de contrôle, de domestication des multitudes ramenées aux besoins primaires, par les armes, par la politique, par l'éducation (on essaye de "civiliser" un zombie!), par la science, échouent, on est submergés par le seul nombre… Tiers-monde montant ou, surtout, quart-monde incontrôlable, ça chauffe pour les "élites"

2005: "Land of the dead": ça y est, on a passé la barre de la mondialisation ("heureuse"), et dans ce monde déjà post-épidémique, l'humanité ce sont des riches retranchés dans des villas ultra-protégées (joués d'ailleurs pour la première fois par des stars reconnues - Denis Hooper, Asia Argento…), et des masses immenses de zombies derrière ses grilles électrifiées, foules affamées explicitement "non-occidentales" (le film a été attaqué sur une imputation de racisme, comme si le propos avait radicalement changé). Culpabilité foncière des 10%, ou des 1%? Peut-être, en tout cas le film montre un intéressant effondrement prévisible (les riches blancs sont mangés) facilité par le fait que certains humains vont, aux zombies, ouvrir les grilles…

(Je laisse de côté les "zombies italiens" des années 70, c'est autre chose, très catho vs gauchiste, et trop spécifique)

Hors G. Romero, ce que voit le cinéma post-années 1990, c'est l'avènement inédit du "fast zombie"! Le zombie classique était lent, assez stupide, on peut le fuir, et il n'est dangereux que par son nombre, qui submerge, et par son inéluctabilité bornée. Or, le zombie "rapide" contemporain court, vite ou même très vite; il est rusé, il a des tactiques: parfois même il parle: "Cerveaux…". C'est le mot d'ordre des créatures rigolardes et agressives du "Retour des morts vivants" de Dave O'Bannon (1985), qui à l'époque était une pochade cinéphilique, où les zombies se déguisent, mentent, cavalent… C'était prémonitoire, mais américano-américain (zombies crées par des déchets radioactifs). Mais quand on passe à l'échelle du monde "ouvert" post-guerre froide, où les frontières deviennent poreuses, le zombie se réactive à l'échelle globale pour ne plus faire rire. C'est arrivé près de chez vous, ou plutôt ça arrive, et… vite!

Passé l'an 2000, désormais, ils ne sont plus mous et amorphes mais, au contraire, dotés d'une vélocité et d'une force physique redoutables ("28 jours plus tard" de Danny Boyle, 2002 (un virus exotique), ou "L'Armée des morts" de Zack Snyder 2004), voire d'une certaine forme primitive d'intelligence. Même dans "Le Territoire des morts" (2005), qui marque le retour de G. Romero, le fait est avalisé: le "zombie nouveau" est nombreux, toujours, mais rapide, futé, affamé, il sait ce qu'il veut et comment l'obtenir. La perte d'emprise de l'Occident sur le monde comme sur son propre territoire est désormais admise, comme une fatalité. Que faire?

Et on en arrive au assez grotesque "World War Z", où le blondinet père de famille occidental Brad Pitt, hagard, voit toutes les cités du monde crôuler sous un flot ultrarapide de zombies frénétiques, qui comme la vague ou les insectes, se sert de sa propre masse pour avancer, en dévorant tout. Les seuls havres géopolitiques de ce monde noyé : Israêl et la Corée du Nord! Israël qui a édifié tôt un haut mur judicieux, le séparant des zombies agressifs, et la Corée du Nord isolée dont le régime a arraché toutes les dents des citoyens pour prévenir la contagion!! Quelles bonnes blagues dans ce scénar, que l'on doit par ailleurs au fils de Mel Brooks, max! Ce qui sauvera le peu d'humanité, retranchée aux pôles? Le fait que les zombies, épuisés, ayant tout mangé, tombent en léthargie, ce qui donnera une occasion de rebondir, grâce à la science…

C'est riche, le zombie, c'est l'actualité, assurément.

La série à succès "The Walking Dead" me semble moins géopolitique: elle a la particularité de se passer après le "succès" des zombies, et en fait se focalise sur le "faire-société" des survivants humains dans les ruines. C'est une autre problématique, plus "alter-" je ne sais quoi, sur la refondation du politique.

En revanche, ce qui étonne depuis toujours, c'est ce paradoxe: le zombie veut manger, mais il n'en tire pas réel bénéfice (il continue à se décomposer); et ses victimes mordues sont contaminées et se transforment en zombies; mais s'il les mange complètement, il n'y aura pas contagion. La zombification ne se propage donc que par un contact brutal mais non-mortel, et le zombie comme "espèce" ne prospère pas tant du fait qu'il détruit les humains, mais qu'il les convertit, pour leur faire partager sa vision des choses - et c'est non-réversible… Intéressant, non?


Bibliographie:

Jean-Baptiste Thoret (dir.), Politique des zombies, l'Amérique selon George Romero , Ellipses, 2008.
Thomas Michaud, La zombification du monde, Marsisme. com, 2009
Julien Betan et Raphaël Colson, Zombies !, Les Moutons Electriques, 2009
Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, Presses universitaires de France, 2012.
Philippe Charlier, Zombis. Enquête sur les morts-vivants, Tallandier, 2015.



17 Sep 2015
La suite, tirée d'un échange avec Khee Nok:

(ce dernier, ici un peu trop généralisateur à mon gré): "Bof. C'est plus ou moins une ressucée du truc des vampires."

(Moi, aka le cuistre ès morts-vivants): "Aaah justement non, pas tout à fait!

Le vampire est aristocratique, il exploite un cheptel humain, depuis son caveau, tout en restant le plus possible en coulisses; ses victimes, il les approche par la séduction et la fascination, les saigne lentement avec leur semi-consentement, et il transmet le vampirisme uniquement à ceux qu'il juge digne de ce don. Sa non-vie est vacante, ritualisée, vaine et stérile, mais somme toute active, souvent assez fastueuse, et bavarde: il a même des états d'âme. C'est une figure de l'exploiteur, de l'ancien régime, de la finance ou du CAC 40. Il ne vise pas du tout à ravaler le monde à son image personnelle, mais à maintenir et propager un statu-quo qui l'avantage l'exception capitalo-libertaire qu'il représente. Personnellement, il reste en général reclus dans des micro-sociétés de privilégiés/maudits: il est réactionnaire, parasitaire, artiste, joueur, jouisseur/puritain (et jouant sur les deux tableaux), séduisant/repoussant et donc de droite.

Le zombie est lumpen-; il est d'abord, tout en partant de peu, le nombre, le nombre croissant - et le superflu du trop nombreux. Car il est fondamentalement inutile et inoccupé - jadis prolétaire, il ne l'est même plus (dans certains films, quand il n'a pas de proie, il refait machinalement les gestes de sa profession ou de sa vie d'avant, dont il porte les oripeaux, de plus en plus inidentifiables). Il ne ferait qu'errer en vagues troupes, hébétées et non solidaires, s'il n'y avait pas le besoin collectif: la faim. Ce damné de la non-mort, sans conscience ni jouissance, ce chômeur de la non-vie aimerait bien au moins consommer - la chair des vivants , ce qui à la base se comprend. Et si l'épidémie se propage, ce n'est pas de son fait, mais parce qu'il n'a pas réussi à simplement tuer, qu'il n'a pas encore tout dévoré. Entrer en relation avec lui ne peut se faire que sur le mode de la fuite, de la destruction de l'une ou de l'autre partie - et une fraction des humains aura, à ce contact, malheureusement changé de camp, même inintentionnellement, contaminés en combattant, en se cachant lâchement, ou par sous estimation du danger - ils seront le plus souvent irrécupérables. Le zombisme est viral, massif comme les forces biologiques (sa logique de propagation est mathématique, donc démographique), et de l'Histoire (son progrès est nettement territorial).
Il est donc également… révolutionnaire, voire utopique, puisqu'il offre un ordre nouveau et "naturel", simple à embrasser et destiné à tous. Le triomphe du zombi révèle par les faits le vide de notre société en la remplaçant par son simulacre parodique et putréfié. Il est ainsi lumpen-, disais-je, donc tiers-mondiste, quart-mondiste, banlieusard, clodo, nomade et local, religieux (il a la foi et pas de doutes, s'il n'a pas de conscience) et progressiste (c'est à dire qu'il progresse…) à la fois, il est l'exclus qui va nous inclure par le nombre. Il serait, si Marx ne nous avait pas mis en garde, et s'il avait un soupçon de recul politique, de gauche. Mais extrême, alors: "debout les damnés de la faim"?…

Le zombie est donc l'inverse du vampire: le vampire figure un pseudo-libertaire de droite, qui peut séduire la gauche sur le plan de la jouissance - mais qui s'avère finalement être un banal capitaliste et un intégriste; le zombie est en revanche l'acteur dépersonnalisé et collectif de l'Histoire post-moderne ou de la Nature, pitoyable, mais effrayant, qui peut figurer ce que la droite se représente, en un cauchemar, être l'aboutissement ou la conséquence de ce que représenta historiquement la Gauche des "Temps Modernes" (la revue de Sartre!).

Khee Nok, ici très pertinent:

"Je pensais juste au mode de transmission. Pour le reste, en effet, tout oppose le vampire aux zombies et je souscris pleinement a votre analyse. Classe sociale, origine geographique, moeurs, culture, habitat … Je suis sur que leurs enfants ne vont meme pas a la meme ecole. Et fondamentalement: le zombie est mort, de plus en plus mort, alors que le vampire est (sauf accident) immortel et immarcescible. On devrait donc s’attendre a ce que l’humanite disparaisse en laissant face a face des hordes de zombies face a une poignee de vampires …"

Moi, fataliste:
"Eh oui. Et on y est, justement!…"

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