Les zombies, ça se propage! J'ai mis du temps à taper ça (au lieu de
m'enfuir devant "l'invasion" dont on s'inquiète dans d'autres fils),
alors je le lègue ici à l'humanité…
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Le
critique Jean- Baptiste Thoret (par ailleurs rédacteur dans Charlie
Hebdo, tiens! - c'est lui qui a perçu aux USA la récompense pour la
liberté d'expression décernée par le Pen Club) "estime qu'il existe un
zombie par décennie"… Il serait intéressant de remonter un peu dans le
temps, dans l'esthétique et la politique zombiaque.
On pourrait
partir du "White Zombie" de V. Halperin (1932) le tout premier, histoire
d'emprise vaudou en plein New-York, ou plutôt de "I walked with a
zombie" de Jacques Tourneur (1943), qui se passe en Haïti: ces films
anciens font du zombie ce qui rode aux franges obscures du monde
brillant, raisonnable et civilisé - un versant "noir", magique et
surnaturel. Mais le zombie y est alors encore un phénomène de lisère
(inconscient, espace colonial…), une a-normalité, que l'on rencontre sur
son turf, qui peut étendre une emprise, mais qui ne s'invite pas chez
vous, en pleine lumière.
C'est ce que la fin du XXème siècle, et la
suite, va changer radicalement: le zombie c'est ce qui arrive, il
approche, il rôde autour de votre maison, non, il veut entrer, non, il
casse la porte, et le voilà, non, plutôt, et c'est pire, LES voilà…
Parce
que le zombie est le nombre. Il est l'autre de moi-vivant (puisque
mort-); mais il est surtout Les autres, la masse des autres. Et cette
altérité démultipliée, mais ramenée à une uniformité (même état morbide,
même désir obtus, même absence de possibilité de raisonner un zombie,
tous les zombies!) est ce qui fait peur : le zombie c'est l'Autre
radical qui est en moi quand je n'ai plus le liberté; il m'effraie parce
qu'il ne peut être, par mon regard, que déshumanisé; parce qu'il n'a
pas besoin de vraiment conceptualiser ses besoins qui sont effectifs et
"réels"; parce qu'il n'a pas même besoins d'être pleinement conscient
d'un processus, pour y participer absolument, collectivement. En fait,
le zombie est une forme humaine qui semblet absolument privée de
liberté: il ne pourrait pas ne pas faire ce qu'il fait, et c'est de
réaliser cela qui nous le rend si effrayant - je suis obligé de le
réduire à quelques traits, parce que ce sont ceux qui sont évidents, et
ce sont d'ailleurs les seuls qui m'importent: il veut (me) manger!
Pour s'en tenir d'abord au papa et pape du genre, Georges Romero:
1968:
"La nuit des morts vivants" est évidemment traversé par la question des
minorités et des mouvements sociaux aux USA - son héros est noir, et
lutte pour survivre contre une société close et mimétique, autant celle
des survivants wasp pleins de préjugés que des zombies contagieux (les
mécontents agressifs). Il meurt à la fin, pris pour un zombie et tué par
un policier.
1978 "Zombie/Dawn of the dead" est plus explicite
encore, et élargit la focale au monde, et à l'anthropologie: l'épidémie
commence dans un sous-sol d'émigrés clandestins jamaïcains, dont les
morts se relèvent. Le zombi étant lié à l'esclavage, c'est comme si
l'Afrique qui se vengeait contre ses exploiteurs occidentaux, en les
contaminant, et en ramenant à une primitivité refoulée. C'est
logiquement que la suite du film se déroule dans un centre commercial,
lieu d'un consumérisme "civilisé" qui en fait reflète la faim dévorante
des brimés de la modernité et du tiers-monde - le supermarché sera
envahi, d'abord par des hells-angels, figure de la tentation de
l'anarchie armée, puis ultimement par les zombies. Le héros (flic et
noir encore) et une femme (blonde, enceinte) s'enfuient dans un
hélicoptère dont le réservoir d'essence est presque vide.
1985:
"Day of the Dead": très curieux film, où les zombies ont "gagné" par le
nombre, et où l'humanité civilisée, retranchée dans des bunkers se
réduit à des soldats et des scientifiques, qui cherchent comment
survivre, c'est à dire comment "vivre avec" les zombies, en en tirant
utilité et profit! A la fin, tout le monde sera mangé: les efforts de
contrôle, de domestication des multitudes ramenées aux besoins
primaires, par les armes, par la politique, par l'éducation (on essaye
de "civiliser" un zombie!), par la science, échouent, on est submergés
par le seul nombre… Tiers-monde montant ou, surtout, quart-monde
incontrôlable, ça chauffe pour les "élites"
2005: "Land of the
dead": ça y est, on a passé la barre de la mondialisation ("heureuse"),
et dans ce monde déjà post-épidémique, l'humanité ce sont des riches
retranchés dans des villas ultra-protégées (joués d'ailleurs pour la
première fois par des stars reconnues - Denis Hooper, Asia Argento…), et
des masses immenses de zombies derrière ses grilles électrifiées,
foules affamées explicitement "non-occidentales" (le film a été attaqué
sur une imputation de racisme, comme si le propos avait radicalement
changé). Culpabilité foncière des 10%, ou des 1%? Peut-être, en tout cas
le film montre un intéressant effondrement prévisible (les riches
blancs sont mangés) facilité par le fait que certains humains vont, aux
zombies, ouvrir les grilles…
(Je laisse de côté les "zombies italiens" des années 70, c'est autre chose, très catho vs gauchiste, et trop spécifique)
Hors
G. Romero, ce que voit le cinéma post-années 1990, c'est l'avènement
inédit du "fast zombie"! Le zombie classique était lent, assez stupide,
on peut le fuir, et il n'est dangereux que par son nombre, qui submerge,
et par son inéluctabilité bornée. Or, le zombie "rapide" contemporain
court, vite ou même très vite; il est rusé, il a des tactiques: parfois
même il parle: "Cerveaux…". C'est le mot d'ordre des créatures
rigolardes et agressives du "Retour des morts vivants" de Dave O'Bannon
(1985), qui à l'époque était une pochade cinéphilique, où les zombies se
déguisent, mentent, cavalent… C'était prémonitoire, mais
américano-américain (zombies crées par des déchets radioactifs). Mais
quand on passe à l'échelle du monde "ouvert" post-guerre froide, où les
frontières deviennent poreuses, le zombie se réactive à l'échelle
globale pour ne plus faire rire. C'est arrivé près de chez vous, ou
plutôt ça arrive, et… vite!
Passé l'an 2000, désormais, ils ne
sont plus mous et amorphes mais, au contraire, dotés d'une vélocité et
d'une force physique redoutables ("28 jours plus tard" de Danny Boyle,
2002 (un virus exotique), ou "L'Armée des morts" de Zack Snyder 2004),
voire d'une certaine forme primitive d'intelligence. Même dans "Le
Territoire des morts" (2005), qui marque le retour de G. Romero, le fait
est avalisé: le "zombie nouveau" est nombreux, toujours, mais rapide,
futé, affamé, il sait ce qu'il veut et comment l'obtenir. La perte
d'emprise de l'Occident sur le monde comme sur son propre territoire est
désormais admise, comme une fatalité. Que faire?
Et on en arrive
au assez grotesque "World War Z", où le blondinet père de famille
occidental Brad Pitt, hagard, voit toutes les cités du monde crôuler
sous un flot ultrarapide de zombies frénétiques, qui comme la vague ou
les insectes, se sert de sa propre masse pour avancer, en dévorant tout.
Les seuls havres géopolitiques de ce monde noyé : Israêl et la Corée du
Nord! Israël qui a édifié tôt un haut mur judicieux, le séparant des
zombies agressifs, et la Corée du Nord isolée dont le régime a arraché
toutes les dents des citoyens pour prévenir la contagion!! Quelles
bonnes blagues dans ce scénar, que l'on doit par ailleurs au fils de Mel
Brooks, max! Ce qui sauvera le peu d'humanité, retranchée aux pôles? Le
fait que les zombies, épuisés, ayant tout mangé, tombent en léthargie,
ce qui donnera une occasion de rebondir, grâce à la science…
C'est riche, le zombie, c'est l'actualité, assurément.
La
série à succès "The Walking Dead" me semble moins géopolitique: elle a
la particularité de se passer après le "succès" des zombies, et en fait
se focalise sur le "faire-société" des survivants humains dans les
ruines. C'est une autre problématique, plus "alter-" je ne sais quoi,
sur la refondation du politique.
En revanche, ce qui étonne
depuis toujours, c'est ce paradoxe: le zombie veut manger, mais il n'en
tire pas réel bénéfice (il continue à se décomposer); et ses victimes
mordues sont contaminées et se transforment en zombies; mais s'il les
mange complètement, il n'y aura pas contagion. La zombification ne se
propage donc que par un contact brutal mais non-mortel, et le zombie
comme "espèce" ne prospère pas tant du fait qu'il détruit les humains,
mais qu'il les convertit, pour leur faire partager sa vision des choses -
et c'est non-réversible… Intéressant, non?
Bibliographie:
Jean-Baptiste Thoret (dir.), Politique des zombies, l'Amérique selon George Romero , Ellipses, 2008.
Thomas Michaud, La zombification du monde, Marsisme. com, 2009
Julien Betan et Raphaël Colson, Zombies !, Les Moutons Electriques, 2009
Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, Presses universitaires de France, 2012.
Philippe Charlier, Zombis. Enquête sur les morts-vivants, Tallandier, 2015.
17 Sep 2015
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