Lu ceci: de bonnes pages, sur la fin, synthétique, surtout:
François Noudelmann, Le Génie du Mensonge, 2015 (crit Phimag, Catherine Portevin)
Les philosophes, qui aiment la Vérité, seraient-ils en réalité des menteurs ?
Géniaux ou honteux, créatifs ou rusés, mais tout de même des
affabulateurs ? C’est la question provocante que pose François
Noudelmann, sans une once de malice. Il part de son étonnement « sans doute naïf »
à voir combien la vie de ses pairs philosophes est parfois en
contradiction radicale avec leur doctrine. Le constat est tout bête,
certes, et peut s’appliquer à tout un chacun, mais il gêne ou agace
d’autant plus chez les philosophes qu’ils ont, par profession, le verbe
haut et les idées élevées. Plus béant, donc, semble l’écart. Tel penseur
de l’amour est un pingre, tel chantre de l’hédonisme un triste sire,
Rousseau, qui écrit un fameux traité d’éducation, a abandonné ses cinq
enfants, Sartre, philosophe de l’engagement, a vécu la guerre en
planqué, Foucault prononce son cours sur « Le courage de la vérité » en
dissimulant soigneusement être atteint du sida, Deleuze théorise le
nomadisme mais déteste voyager et, tandis que le féminisme naissant se
nourrit du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, celle-ci écrit des lettres brûlantes à son amant Nelson Algren où elle se rêve en femme soumise…
Il
arrive qu’un auteur ne ressemble pas à ce qu’il écrit, peut-être même
n’écrit-on jamais qu’à partir de ce qu’on n’est pas. Que faire de ce
constat ? On peut en tirer une trop hâtive conclusion – en disqualifiant
l’œuvre par la biographie. Ou bien le balayer avec dédain, comme s’il
risquait d’attenter à la noblesse des idées. François Noudelmann, lui,
prend le lieu commun au sérieux et la philosophie à revers en faisant,
non de la Vérité, mais du mensonge un problème philosophique. Et c’est
là que Le Génie du mensonge décolle et mène loin.
Il ne s’agit pas de jeter l’Émile au feu et le prof au
milieu, d’invalider tout l’existentialisme de Sartre, encore moins de
jeter le doute sur les fondements mêmes du féminisme. Ne s’appuyant que
sur des philosophes qu’il admire (Rousseau, Sartre, Foucault, Beauvoir,
Levinas, Derrida, Kierkegaard, Nietzsche…), il suspend tout jugement
moral pour regarder méthodiquement comment ça marche ce « mensonge à soi-même », ce « mentir-vrai »
qu’Aragon reconnaissait aux poètes et que l’on est si surpris de
trouver chez les amoureux de la raison. Que disent ces écarts entre la
théorie et la vie de l’activité de penser elle-même : « Qui sommes-nous lorsque nous pensons ? »
En
usant des ressorts de la psychanalyse, c’est dans les œuvres même des
penseurs-menteurs que Noudelmann détecte le chemin tortueux que prend la
recherche de la vérité : fétichisme des concepts, personnalités
multiples, « libido affirmandi » (le « désir d’affirmer »)
– piège névrotique typique de l’activité philosophique ! Il touche ainsi
un point souvent aveugle chez les philosophes : la relation à soi-même,
et au monde, qu’engage ce goût particulier pour l’abstraction des
concepts. Ce n’est pas seulement que les philosophes seraient des
menteurs, c’est leur activité même qui consiste, si l’on ose dire, à
créer des vérités comme on crée des fictions. Si François Noudelmann
désenchante ainsi la philosophie de sa croyance en l’exercice de la
raison ou de ses rêves de « vérité nue », c’est pour inviter à la lire autrement, sensiblement, comme une affaire humaine, « trop humaine »,
dirait Nietzsche, qui se saisit autant dans ses chuchotements que dans
ses proclamations magistrales. Lui qui naguère observait la relation des
philosophes à la musique (dans Le Toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano,
paru chez Gallimard en 2008) ouvre ici à une écoute musicale de la
philosophie. Comprendre une pensée, c’est d’abord savoir entendre une
voix.
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