dimanche 26 janvier 2020

Prof Graham Allison, of Harvard University's Belfer Center, is one of the US's leading scholars of international relations. His groundbreaking book - "Destined For War: Can America and China Avoid Thucydides Trap?"

Le piège de Thucydide

En 1971, Graham Allison déconstruisait la théorie de l’acteur rationnel en politique étrangère en analysant les arborescences de choix de l’administration Kennedy lors de la crise des missiles de Cuba en 1962  (1). Loué, attaqué, à son tour déconstruit, l’ouvrage a marqué son époque et demeure une lecture essentielle pour tous les étudiants en relations internationales.
Destined for War, nouvel ouvrage du professeur émérite à Harvard (2), est bâti autour d’une big idea assez simple, bien faite pour retenir l’attention du grand public : les dirigeants américains et chinois, qui croient à leur pleine liberté d’action décisionnelle, seraient en réalité d’ores et déjà pris dans l’engrenage d’un piège historico-stratégique qui, bon gré mal gré, les conditionnerait pour un affrontement probable.
La référence théorique choisie par Allison est La Guerre du Péloponnèse, ouvrage dans lequel Thucydide exposait, il y a deux mille cinq cents ans, la manière dont prit forme le conflit : « Ce fut l’ascension d’Athènes et la peur que celle-ci instilla à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. » De ce schéma opposant un gardien du statu quo (menacé de paranoïa) et un perturbateur ambitieux (tenté par l’hubris) Allison déduit une grille d’analyse pour comprendre l’avenir des relations entre Chine et États-Unis. Au cours des cinq cents dernières années, l’auteur relève seize occurrences de ce qu’il nomme le « piège de Thucydide » : rois de France et Habsbourg se disputant la prépondérance européenne lors du premier XVIe siècle, Royaume-Uni des années 1890 tentant de freiner le formidable potentiel d’une Allemagne entreprenante jusqu’à entraîner toute l’Europe dans le cauchemar de deux guerres mondiales… Douze fois, le piège a débouché sur la guerre. Quatre fois seulement, celle-ci a été évitée. Le couple antagonique de ce début de XXIe siècle peut-il échapper à cette fatalité statistique ?
L’auteur répond par une analyse prospective des combinatoires de choix qui se nouent entre les dirigeants d’États aspirant à une forme de prépondérance économique, idéologique et politique. Après une série de scénarios de crise qui insistent sur les possibilités actuelles d’ascension aux extrêmes entre l’Aigle et le Dragon (des îles Spratleys à la Corée du Nord), l’essai s’achève sur un chapitre raisonnablement optimiste. Allison y prodigue des conseils de modération à Pékin, tout en avisant Washington de ne pas confondre ses intérêts vitaux et ceux de ses alliés asiatiques. S’extraire du piège consisterait à ne pas multiplier sans nécessité les lignes rouges, culs-de-sac décisionnels dont on ne voit plus à terme comment sortir sans perdre la face, sauf par la guerre. Multipliant les statistiques sur le dynamisme économique et militaire de Pékin, Allison est convaincant sur le plan historique, moins sur le plan militaire, son évaluation du potentiel de l’armée chinoise semblant exagérée. Comme au temps des discours biaisés sur le missile gap retard nucléaire » américain sur l’Union soviétique), les États-Unis dominent en réalité largement leur supposé peer competitor (3) sur le plan capacitaire, et les récents progrès technologiques chinois — cybertechnologies et armes spatiales — ne suffisent pas à en faire un adversaire stratégique de même classe. On peut aussi juger que l’auteur se montre un rien schématique quant aux spécificités socioculturelles : les récentes déclarations du Parti communiste chinois en faveur des valeurs confucéennes montrent par antithèse que celles-ci ont fait place à une occidentalisation galopante des mœurs, fondée sur un ethos consumériste. Chinois et Américains ne vivent plus dans des univers mentaux étanches, et la modélisation de leurs interactions stratégiques doit en tenir compte.
À condition d’être pondéré par d’autres lectures (le récent Avoiding War With China, d’Amitai Etzioni (4), et surtout le très informé Everything Under the Heavens (5), de Howard French), Destined for War constitue un plaidoyer convaincant en faveur du concept réaliste d’équilibre de la puissance.

Olivier Zajec
Chargé d’études à la Compagnie européenne d’intelligence stratégique (CEIS), Paris.
 
 

https://www.worldscientific.com/doi/pdfplus/10.1142/S2377740018500288

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