dimanche 6 janvier 2019

Sur le plan de l'immobilier, en gros, c'est de plus en plus cher (sauf à Saint-Etienne) :

https://www.lemonde.fr/argent/article/2 ... 57007.html


Tout le monde n'approuve pas les analyses de Louis Chauvel - sociologue du "déclassement" des jeunes (et moins jeunes) - parce qu'il s'appuie surtout sur la valeur du patrimoine pour évaluer la richesse des foyers. Et le fait d'avoir un smartphone ne compense pas, au bout d'un temps, le fait de ne pas pouvoir se loger comme on voudrait.

http://www.slate.fr/story/126821/louis- ... graphiques

"Si la France reste une société de classes moyennes avec son coefficient de Gini, indicateur utilisé pour mesurer les inégalités, faible comparé à celui de ses voisins, la nouvelle donne patrimoniale bouleverse cette représentation d’une société bien tassée autour de la moyenne. Ce retour du rôle du patrimoine «dans la vraie vie des vraies gens» nous explique Chauvel, est la véritable clé du retour des inégalités, «en particulier pour les jeunes, parce que s’ils n’ont pas de patrimoine ils sont morts. Enfin, ça sera dur pour eux.»"

Or, "
Durant la décennie 2000, l’indice des prix de l’immobilier a quasiment doublé. Or cette donnée est la plupart du temps évacuée dans le calcul des inégalités en France. La prise en compte du patrimoine est le révélateur chez les classes moyennes d’«une distorsion croissante, préalable à un écartèlement, voire une rupture de continuité, entre les classes moyennes dotées d’un substantiel patrimoine net, sans remboursement de prêts, par opposition aux autres, propriétaires endettés ou locataires, dont les conditions économiques d’existence sont d’une tout autre nature.»"


Tous les schémas de ce long article sont très "marrants" - un peu caricaturaux, mais expressifs. J'aime bien "le strobiloïde, typique de la structure de l'aligot auvergnat", illustrant la distribution inégale revenus/patrimoine. Mais le dernier schéma gribouillé est vraiment lugubre - et me semble, dès 2016, annoncer les Gilets jaunes.

samedi 5 janvier 2019

J'ai été un Bloch. Actuellement, je ressens la douleur de penser comme un Swann. Avec inquiétude je perçois le moment où je sentirai le besoin d'être un Saint-Loup. Je dis cela en toute modestie, tant ce que dit Proust est chose simple, dans l'observation de soi.


(ajoût de déc. 2019: qualifié de Brichot sur un forum!

Un intervenant: "C'est très bien de nous apprendre l'origine de Var et de Gardon. Cela nous rappelle avec plaisir les fameuses étymologies de Brichot , professeur à la Sorbonne, connu aussi sous le surnom affectueux de Chochotte."

Un intervenant taquin:" SI VOUS VOULEZ FRIMER AVEC ROGOR (???!!!) , APPRENEZ LUI CE QU'IL NE SAIT PAS ENCORE UN DES SENS DU MOT VAR QUE TOUT SCRABBLEUR CONNAIT"

Une intervenante, souvent perfide mais pas idiote: "Je ne sais à quoi rime cette embardée étymologico-historico-géographique, au lieu d'aborder simplifiquement la question de ces inondations. Il aime peu mettre les pieds dans le plat sans circonlocution préparatoire, et parfois vous avez la circonlocution sans même les pieds dans le plat. J'y subodore quelque évitement psychologique à la suite de quelque très ancienne angoisse d'enfance.
Nous errons tous, mais chacun différemment..."


 "Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et, si ses fonctions universitaires et ses travaux d'érudition n'avaient pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l'objet de leurs études, donne dans n'importe quelle profession, à certains hommes intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d'esprits larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mme Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu'il y avait de plus actuel quand il parlait de philosophie et d'histoire, d'abord parce qu'il croyait qu'elles ne sont qu'une préparation à la vie et qu'il s'imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu'il n'avait connu jusqu'ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que, s'étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de certains sujets, il croyait dépouiller l'universitaire en prenant avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce qu'il l'était resté. ...."

Moi, être un Brichot, ça ma va (poretto)!

Je trouve même que je monte en grade, car pendant longtemps je me suis, sincèrement, cru être… un Bloch. Bloch, c'est l'histoire de ma vie!

« Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier. »

Bloch était mal élevé, névropathe, snob et appartenant à une famille peu estimée supportait comme au fond des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui les couches superposées des castes supérieures à la sienne, chacune accablant de son mépris celle qui lui était immédiatement inférieure.

Bloch avait complètement changé d’avis sur la guerre quelques jours après où il vint me voir affolé. Quoique « myope », il avait été reconnu bon pour le service.

Bloch avait cessé de « sortir », de fréquenter ses anciens milieux d’autrefois où il faisait piètre figure. En revanche, il n’avait cessé de publier de ces ouvrages dont je m’efforçais aujourd’hui, pour ne pas être entravé par elle, de détruire l’absurde sophistique, ouvrages sans originalité, mais qui donnaient aux jeunes gens et à beaucoup de femmes de monde l’impression d’une hauteur intellectuelle peu commune, d’une sorte de génie. :roll:


Heureusement, pas complètement un Bloch. Va donc pour Brichot!

"homme bavard et pédant, féru de plaisanteries et de jeux de mots souvent médiocres. Passionné d’étymologie, Brichot discourt savamment sur l’origine des noms de villages et a le mérite d’éveiller l’intérêt de ses interlocuteurs, dont le narrateur"

(Une robe) "blanche ? Blanche de Castille?", puis sans bouger la tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains et souriants…… Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à écœurer. Puis il était choqué, dans l’habitude qu’il avait des bonnes manières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant à chacun, l’universitaire cocardier.

"…un phénomène parallèle se produisait pour Brichot. Malgré la Sorbonne, malgré l’Institut, sa notoriété n’avait pas jusqu’à la guerre dépassé les limites du salon Verdurin. Mais quand il se mit à écrire presque quotidiennement des articles parés de ce faux brillant qu’on l’a vu si souvent dépenser sans compter pour les fidèles, riches d’autre part d’une érudition fort réelle, et qu’en vrai sorbonien il ne cherchait pas à dissimuler de quelques formes plaisantes qu’il l’entourât, le « grand monde » fut littéralement ébloui…" :)

Et je ne désespère pas de finir en vague Swann. Mon étude sur Ver Meer ne sera jamais finie, mais j'aurai eu… des compensations.






Tu deviendras celui que tu as rejeté.
Tu brûleras ce que tu as adoré.
Tu adoreras ce que tu as brûlé.
Tu finiras comme tu as commencé.


Que penser des analyses sur la culture d'Olivier Donnat, sinon que la culture, au sens où on a pu en attendre quelque chose de politique, sous peu ne va plus exister - ou plutôt que sa qualité unificatrice va laisser la place à des chapelles érudites, secrètes, maniques ou absurdes - n'est-ce pas déjà arrivé? La fin de la société…


Le Monde, 26/10/2018 (par Michel Guerrin (rédacteur en chef au « Monde »)

« La thèse du ruissellement, selon laquelle plus l’offre culturelle sera riche, plus elle sera partagée par tous est illusoire »

Les milliards investis dans les équipement de l’Etat ou l’offre numérique croissante n’y font rien : ce sont surtout les milieux aisés et cultivés qui en profitent.
Olivier Donnat est sociologue au ministère de la culture. Il est un loup dans la bergerie, l’ennemi de l’intérieur, le gars qui casse le moral, fait tomber les illusions. Et les deux études qu’il vient de publier, sur le livre et la musique, ne vont pas arranger sa réputation. Le problème est que ce qu’il écrit depuis trente ans est exact. Ce qu’il a prophétisé s’est vérifié. Ce qu’il annonce est inquiétant.
En spécialiste des pratiques culturelles, il a montré que les milliards investis par l’Etat pour construire musées, opéras, théâtres, salles de spectacle ou bibliothèques, n’ont servi qu’à un Français sur deux – aisé, diplômé, Parisien, issu d’un milieu cultivé. Ceux qui restent à la porte, souvent aux revenus modestes, s’en fichent ou pensent que cette culture axée sur les traditionnels « beaux-arts » est déconnectée de leurs envies.
« L’excellence conduit à privilégier des créations exigeantes auxquelles les personnes les plus éloignées de la culture ne sont pas préparées »
Ce constat, on le lit dans l’enquête sur les pratiques culturelles des Français que le ministère publie tous les dix ans. Olivier Donnat a piloté celles de 1989, 1997 et 2008. La prochaine est pour 2019, qui se fera sans lui – il part à la retraite dans deux mois.

Le fossé se creuse

Elle devrait être tout autant déprimante. Car ce qu’a montré notre sociologue, c’est que le fossé se creuse. La construction frénétique de musées ou de théâtres en trente ans a provoqué une forte augmentation de la fréquentation, mais ce sont les aficionados qui y vont plusieurs fois, tandis que les ouvriers et les jeunes de banlieue y vont moins.
C’est dur à entendre, car l’Etat culturel s’est construit sur l’illusoire thèse du ruissellement : plus l’offre culturelle sera riche, plus elle sera partagée par tous. Aussi le ministère et les créateurs ont longtemps nié cette étude. « Il y a eu des tensions, se souvient Olivier Donnat. J’ai été vu comme un rabat-joie, on me disait que j’avais tort. »
Aujourd’hui, cette dure réalité est acceptée puisque les cinq derniers ministres de la culture ont fait du combat pour la diversité des publics leur priorité. Mais Olivier Donnat a montré que dans les faits, rien n’a bougé. D’abord parce que ça se joue ailleurs, dans la cellule familiale, à l’école aussi – deux foyers d’inégalités. Mais un obstacle se trouve aussi au sein même du ministère de la culture, armé pour soutenir son offre prestigieuse, très peu pour capter un public modeste.

Contradiction

Olivier Donnat pointe aussi une contradiction. « Nos grands lieux culturels visent logiquement l’excellence. Sauf que l’excellence conduit à privilégier des créations exigeantes auxquelles les personnes les plus éloignées de la culture ne sont pas préparées. Parler à ces personnes est très compliqué. La Philharmonie de Paris y parvient en décloisonnant les genres musicaux. »
Prenons le contre-pied. La France se doit d’avoir les meilleurs musées, opéras ou théâtres, tant mieux pour ceux qui aiment, et tant pis pour les autres. On ne va pas fermer ces lieux qui contribuent au prestige de la nation et dopent le tourisme. Et puis sans ces équipements, la situation serait sans doute pire. Enfin, pourquoi vouloir qu’une pièce novatrice, un film expérimental et un art contemporain pointu plaisent à tous ?
Sauf que cette offre est financée avec de l’argent public et qu’au moment où les fractures sociales n’ont jamais été aussi fortes, une telle posture est jugée élitiste et a du mal à passer. Ajoutons qu’il existait, dans les années 1960 à 1980, un riche tissu culturel local (MJC, associations) qui, en trente ans, a été broyé sans que l’Etat bouge le petit doigt au motif qu’il n’est pas de son ressort, alors qu’en fait il le méprise. Ce réseau avait pourtant l’avantage d’offrir aux jeunes un premier contact avec la culture.
Pour Olivier Donnat, l’avenir s’annonce noir pour le théâtre classique ou contemporain, les films français d’auteurs ou la lecture de romans
En pot de départ, Olivier Donnat nous confie que le pire est à venir. Car les plus gros consommateurs de notre culture d’Etat sont les baby-boomers – ils ont du temps, de l’argent, lisent beaucoup, vont intensément au spectacle. Sauf qu’ils ont 60 ans et plus. « Dans dix ou vingt ans, ils ne seront plus là, et nos études montrent qu’ils ne seront pas remplacés », dit Olivier Donnat, qui annonce un avenir noir pour le théâtre classique ou contemporain, les films français d’auteurs ou la lecture de romans.
Le numérique, dont les jeunes sont familiers, peut-il favoriser la démocratisation culturelle ? Eh bien non, répond Olivier Donnat avec ses ultimes études sur « l’évolution de la diversité consommée » dans le livre et la musique (à télécharger sur le site du ministère de la culture ou sur cairn.info).

« Le numérique produit les mêmes effets »

L’offre en livres et en musiques a pourtant considérablement augmenté en vingt-cinq ans. Mais les ventes baissent. Et puis, qui en profite ? « Le numérique, porté par les algorithmes et les réseaux sociaux, ouvre le goût de ceux qui ont une appétence à la culture, mais ferme le goût des autres, qui, par exemple, ne regardent que des films blockbusters », explique Olivier Donnat, qui en conclut : « Le numérique produit les mêmes effets que les équipements proposés par l’Etat : ce sont les milieux aisés et cultivés qui en profitent. »
Olivier Donnat prolonge la déprime en décryptant les ventes de livres et de musiques. Tout en haut, les heureux élus sont moins nombreux et à la qualité incertaine – best-sellers pour les livres, compilations pour les CD. Tout en bas, et c’est récent, le sociologue constate une hausse phénoménale de livres et musiques pointus, vendus à moins de cent exemplaires ou à moins de dix exemplaires.
Et au milieu, il y a quoi ? Des paquets d’œuvres souvent de qualité, dont les ventes sont également en baisse, noyées dans la surproduction. Ces œuvres du « milieu » font penser aux films « du milieu », ainsi nommés quand ils étaient fragilisés, coincés entre les blockbusters et les films marginaux. Les œuvres du milieu, qui définissent une « qualité française », forment justement le cœur de cible du ministère de la culture. Elles seront demain les plus menacées. Déprimant, on vous dit.



Télérama (24/08/2015) :

L'amateur de littérature serait-il devenu une espèce menacée ? Tous les signes sont là. Son habitat se raréfie : à Paris, par exemple, 83 librairies ont disparu entre 2011 et 2014. Et sa population ne cesse de décliner. Selon une enquête Ipsos/Livres Hebdo de mars 2014, le nombre de lecteurs avait encore baissé de 5 % en trois ans. En 2014, trois Français sur dix confiaient ainsi n'avoir lu aucun livre dans l'année et quatre sur dix déclaraient lire moins qu'avant. Quant à la diversité des lectures, elle s'appauvrit également dangereusement, l'essentiel des ventes se concentrant de plus en plus sur quelques best-sellers. Guillaume Musso ou Harlan Coben occupent l'espace quand nombre d'écrivains reconnus survivent à 500 exemplaires.
Fleuron contemporain de la biodiversité littéraire, l'Américain Philip Roth confiait récemment son pessimisme au journal Le Monde : « Je peux vous prédire que dans les trente ans il y aura autant de lecteurs de vraie littérature qu'il y a aujourd'hui de lecteurs de poésie en latin. » Faut-il préciser que dans son pays, selon une étude pour le National Endowment for the Arts, un Américain sur deux n'avait pas ouvert un seul livre en 2014 ? En début d'année, dans Télérama, l'Anglais Will Self y allait lui aussi de son pronostic : « Dans vingt-cinq ans, la littérature n'existera plus. » Faut-il croire ces oiseaux de mauvais augure ? Le lecteur serait-il carrément en voie de disparition ? Et le roman destiné au plaisir d'une petite coterie de lettrés ? Mauvaise passe ou chronique d'une mort annoncée ?
La baisse de la lecture régulière de livres est constante depuis trente-cinq ans, comme l'attestent les enquêtes sur les pratiques culturelles menées depuis le début des années 1970 par le ministère de la Culture. En 1973, 28 % des Français lisaient plus de vingt livres par an. En 2008, ils n'étaient plus que 16 %. Et ce désengagement touche toutes les catégories, sans exception : sur la même période, les « bac et plus » ont perdu plus de la moitié de leurs forts lecteurs (26 % en 2008 contre 60 % en 1973). Si l'on observe les chiffres concernant les plus jeunes (15-29 ans), cette baisse devrait encore s'aggraver puisque la part des dévoreurs de pages a été divisée par trois entre 1988 et 2008 (de 10 % à 3 %).
La lecture de livres devient minoritaire, chaque nouvelle génération comptant moins de grands liseurs que la précédente. Contrairement aux idées reçues, ce phénomène est une tendance de fond, antérieure à l'arrivée du numérique. « Internet n'a fait qu'accélérer le processus », constate le sociologue Olivier Donnat, un des principaux artisans de ces enquêtes sur les pratiques culturelles. Pour lui, « nous vivons un basculement de civilisation, du même ordre que celui qui avait été induit par l'invention de l'imprimerie. Notre rapport au livre est en train de changer, il n'occupe plus la place centrale que nous lui accordions, la littérature se désacralise, les élites s'en éloignent. C'est une histoire qui s'achève ».
La lecture de romans devient une activité épisodique. En cause, le manque de temps ou la concurrence d'autres loisirs.
La population des lecteurs réguliers vieillit et se féminise. Il suffit d'observer le public des rencontres littéraires en librairie. « La tranche d'âge est de 45-65 ans, note Pascal Thuot, de la librairie Millepages à Vincennes. Et les soirs où les hommes sont le plus nombreux, c'est 20 % maximum. » Les statistiques le confirment : chez les femmes, la baisse de la pratique de la lecture s'est en effet moins traduite par des abandons que par des glissements vers le statut de moyen ou faible lecteur. Dans les autres catégories, la lecture de romans devient une activité épisodique, un passe-temps pour l'été ou les dimanches de pluie. En cause, le « manque de temps » (63 %) ou la « concurrence d'autres loisirs » (45 %), comme le montre l'enquête Ipsos/Livres ­Hebdo. La multiplication des écrans, les sollicitations de Facebook, la séduction de YouTube, l'engouement pour des jeux comme Call of duty ou Candy Crush, le multitâche (écouter de la musique en surfant sur Internet) ne font pas bon ménage avec la littérature, qui nécessite une attention soutenue et du temps.
Du côté des éditeurs, ce sont d'autres chiffres qui servent de baromètre. Ceux des ventes, qui illustrent à leur manière le même phénomène de désengagement des lecteurs. Certes les best-sellers sont toujours présents au rendez-vous. Ils résistent. Et les Marc Levy, David Foenkinos ou Katherine Pancol font figure de citadelles. Si massives qu'elles occultent le reste du paysage, qui s'effrite inexorablement : celui de la littérature dite du « milieu », c'est-à-dire l'immense majorité des romans, entre têtes de gondole et textes destinés à quelques amateurs pointus. Pascal Quignard peine ainsi à dépasser les 10 000 exemplaires, le dernier livre de Jean Echenoz s'est vendu à 16 000, Jean Rouaud séduit 2 000 à 3 000 lecteurs, à l'instar d'Antoine Volodine. Providence, le dernier livre d'Olivier Cadiot, s'est vendu à 1 400 exemplaires et le dernier Linda Lê, à 1 600 (chiffres GfK).
Quant aux primo-romanciers, leurs ventes atteignent rarement le millier d'exemplaires en comptant les achats de leur mère et de leurs amis. « Oui, les auteurs qui vendaient 5 000 livres il y a quelques années n'en vendent plus que 1 000 ou 2 000 aujourd'hui. Et le vivent très mal », résume Yves Pagès, le patron des éditions Verticales. D'autant plus qu'à la baisse des ventes les éditeurs ont réagi en multipliant les titres pro­posés. De moins en moins de lecteurs, de plus en plus de livres ! Entre 2006 et 2013, la production de nouveaux titres a ainsi progressé de 33 %, selon une étude du Syndicat national de l'édition. Comment s'étonner alors que le tirage moyen des nouveautés soit en baisse, sur la même période, de 35 % ?
“L'auteur est le Lumpenproletariat d'une industrie culturelle qui est devenue une industrie du nombre.” – Sylvie Octobre, sociologue
La multiplication des écrivains est un autre effet mécanique de cette surproduction. Le ministère de la Culture recense aujourd'hui 9 500 « auteurs de littérature » qui doivent se partager un gâteau de plus en plus petit. Paupérisés, jetés dans l'arène de « rentrées littéraires » de plus en plus concurrentielles — cette année, 589 romans français et étrangers —, confrontés à l'indifférence quasi générale, les écrivains font grise mine. Ou s'en amusent, bravaches, à l'instar de François Bégaudeau, qui met en scène dans La Politesse (éd. Verticales), son irrésistible dernier roman, un auteur en butte aux questions de journalistes qui ne l'ont pas lu, aux chaises vides des rencontres en librairie, à la vacuité de salons de littérature où le jeu consiste à attendre des heures, derrière sa pile de livres, d'improbables lecteurs fantômes.
Désarroi, humiliation, découragement : « L'auteur est le Lumpenproletariat d'une industrie culturelle qui est devenue une industrie du nombre », tranche la sociologue ­Sylvie Octobre. Editeur, Yves Pagès nuance évidemment : « Heureusement, il y a des contre-exemples qui soulignent l'intérêt de défendre un auteur sur la durée : Maylis de Kerangal, qui vendait moins de 1 000 exemplaires, a vendu Réparer les vivants à 160 000 exemplaires en grand format. » Pour éviter la catastrophe, les auteurs doivent ainsi, selon lui, faire attention à ne pas devenir des « machines néolibérales concurrentielles, s'enfumant les uns les autres sur de faux chiffres de vente ». Et surtout être lucides, et « sortir du syndrome Beckett-Lady Gaga. Il faut choisir son camp : on ne peut pas écrire comme Beckett et vendre autant que Lady Gaga ».


De tout temps, les écrivains se sont plaints de ne pas vendre suffisamment. « A la sortie de La Naissance de la tragédie, Nietzsche n'en a vendu que 200 exemplaires et Flaubert n'avait pas une plus grande notoriété que celle de Pascal Quignard aujourd'hui, remarque la sémiologue Mariette Darrigrand, spécialiste des métiers du livre. Nos comparaisons sont simplement faussées quand on prend le XXe siècle comme référent, qui était, de fait, une période bénie pour le livre. » A croire selon elle que nous assisterions moins à une crise du livre qu'à un simple retour à la normale, après un certain âge d'or de la littérature, une parenthèse ouverte au XIXe siècle avec la démocratisation de la lecture et le succès des romans-feuilletons d'Alexandre Dumas, de Balzac ou d'Eugène Sue. Elle se serait refermée dans les années 1970-1980, avec la disparition de grandes figures comme Sartre ou Beckett et la concurrence de nouvelles pratiques culturelles (télévision, cinéma, Internet...).
« La génération des baby-boomers entretenait encore un rapport à la littérature extrêmement révérencieux, confirme la sociologue Sylvie Octobre. Le parcours social était imprégné de méritocratie, dont le livre était l'instrument principal. Cette génération considérait comme normal de s'astreindre à franchir cent pages difficiles pour entrer dans un livre de Julien Gracq. Aujourd'hui, les jeunes font davantage d'études mais n'envisagent plus le livre de la même façon : ils sont plus réceptifs au plaisir que procure un texte qu'à son excellence formelle et ne hissent plus la littérature au-dessus des autres formes d'art. »
Aujourd'hui, en France, trois films sur dix sont des adaptations littéraires.
La majorité des auteurs d'aujourd'hui, comme Stendhal en son temps, devraient ainsi se résoudre à écrire pour leurs « happy few » — constat qui n'a rien de dramatique en soi : « Est-ce qu'il y a plus de cinq mille personnes en France qui peuvent vraiment se régaler à la lecture d'un livre de Quignard ? J'en doute, mais c'est vrai de tout temps : une oeuvre importante, traversée par la question du langage et de la métaphysique, n'a pas à avoir beaucoup plus de lecteurs, estime Mariette Darrigrand. Certains livres continuent de toucher le grand public, comme les derniers romans d'Emmanuel Carrère ou de Michel Houellebecq, mais pour des raisons qui tiennent souvent davantage au sujet traité qu'aux strictes qualités littéraires. »
L'appétit pour le récit, la fiction est toujours là, lui, qui se déplace, évolue, s'entiche de nouvelles formes d'expression plus spectaculaires ou faciles d'accès. Aujourd'hui, en France, trois films sur dix sont des adaptations littéraires. « La génération née avec les écrans perd peu à peu la faculté de faire fonctionner son imaginaire à partir d'un simple texte, sans images ni musique, constate Olivier Donnat. On peut le regretter, mais elle trouve aussi le romanesque ailleurs, notamment dans les séries télé. » Dans la lignée de feuilletons littéraires du xixe siècle, Homeland ou The Wire fédèrent de nos jours plus que n'importe quel ou­vrage de librairie. De l'avis gé­néral, la série télé serait devenue « le roman populaire d'aujourd'hui » (Mariette Darrigrand), la forme « qui s'adresse le mieux à l'époque » (Xabi Molia), parlant de front à toutes les générations, à tous les milieux sociaux ou culturels, avec parfois d'heureuses conséquences (inattendues) sur la lecture (voir le succès des tomes originels de Game of thrones, de George R.R. Martin, après la diffusion de leur adaptation sur HBO).
En cinquante ans, l'environnement culturel s'est élargi, étoffé, diversifié, au risque de marginaliser la littérature et l'expérience poétique. « Ma génération a grandi sur les ruines d'une période particulièrement favorable au livre, dit François Bégaudeau. Ce n'est pas une raison pour pleurer. Moi je viens de la marge, d'abord avec le punk-rock puis avec l'extrême gauche, j'ai appris à savourer la puissance du mineur : assumons-nous comme petits et minoritaires, serrons-nous les coudes entre passionnés de littérature, écrivons de bons livres et renversons l'aigreur en passion joyeuse. » Car la créativité est toujours là : l'éditeur Paul Otchakovsky-Laurens dit recevoir chaque année des manuscrits meilleurs que les années précédentes. Et le libraire Pascal Thuot s'étonne moins du nombre de titres qu'il déballe chaque année des cartons (environ dix mille) que de leur qualité. « Il ne faut pas sombrer dans le catastrophisme : si les ventes baissent, la littérature française reste en excellente santé, assure Yves Pagès. Sa diversité a rarement été aussi forte et reconnue à l'étranger. »
Tous espèrent simplement que ce bouillonnement créatif ne tournera pas en vase clos, à destination d'un public confidentiel de dix mille lecteurs résistants, mais trouvera de nouveaux relais et un accueil plus large chez les jeunes. Mais comment séduire les vingtenaires avec des romans à 15 euros quand le reste de la production culturelle est quasiment gratuite sur Internet ? « A la différence des séries télé, les romans sont difficiles à pirater, c'est ce qui les sauve et en même temps les tue », note Xabi Molia. Pour survivre, le roman doit faire sa mue à l'écran, s'ouvrir aux nouveaux usages, chercher à être plus abordable (sans céder sur l'exigence), notamment sur Internet où les prix restent prohibitifs. Peut-être alors ne sera-t-il pas condamné au sort de la poésie en latin...

mercredi 2 janvier 2019

 Hölderlin


Toi aussi tu visais haut, mais l'amour nous courbe
Tous de force, nous plie tous la douleur plus forte,
Et portant notre arc ne revient pas
A son point de départ en vain.



Mais, amis ! nous venons trop tard. Certes vivent les dieux
Mais par-dessus les têtes, là-haut dans un autre monde.
(...)
Je ne sais, et pourquoi des poètes en ce temps d’indigence.
Mais ils sont, dis-tu, tels les prêtres sacrés du dieu du vin,
Ceux qui de pays en pays traçaient dans la nuit sacrée.


Là où croît le danger croît aussi ce qui sauve. 


Mais toi tu es né pour un jour limpide.


L'intellect pur n'a jamais rien produit d'intelligent, ni la raison pure rien de raisonnable.